Alain Nadaud
Les années mortes
2004
"En réalité, comme il arrive pour les âmes des trépassés dans certaines légendes populaires, chaque heure de notre vie, aussitôt morte, s’incarne et se cache en quelque objet matériel. Elle y reste captive, à jamais captive, à moins que nous rencontrions l’objet. A travers lui, nous la reconnaissons, nous l’appelons, et elle est délivrée."
Marcel Proust, "Contre Sainte-Beuve" (préface)

Grasset, 2004
252 p.

Aquarelle
Daniel Nadaud
L’inventaire d’objets anodins ou familiers - une valise toute cabossée, une boîte en fer-blanc, un porte-plume, une blouse grise, etc. -, comme autant de débris surnageant à la surface du temps, sert de prétexte à une succession de plongées dans les profondeurs d’un passé oublié. Avec le recul, le narrateur s’arrête sur les moments forts d’une époque où, dès son plus jeune âge, il fut relégué dans une obscure et sinistre pension. De cette enfance partagée entre, d’un côté, l’apprentissage de la solitude, la détresse morale et la vindicte du pion et, de l’autre, l’angoisse du double et la mise en forme de rêves chargés de faire écran à la réalité, naît une passion contrariée pour les livres et, à la faveur de ce manque, pour l’écriture conçue tout à la fois comme félicité et châtiment...
Jusqu’à ce que, et les premières amours aidant, cette volonté têtue de s’en sortir débouche, à l’approche d’un certain printemps, sur une révolte qui n’attendra plus très longtemps avant que de se déclarer."Le désir d'écriture naît en moi, non pas d'une admiration excessive pour les livres – sentiment qui, au contraire, aurait impliqué une paralysie presque immédiate -, ni de la volonté de rivaliser avec eux et d'en imiter à tout prix la perfection, mais, et parce qu'ils se révèlent incapables de tenir leurs promesses, de leur mise en question.
Par chance, l'un d'eux, malgré lui, aura ouvert la brèche dans laquelle il ne me reste plus qu'à me précipiter. Et c'est pour n'avoir pas rencontré en temps voulu le roman auquel j'aspirais de tout mon être, et donc pour tromper autant mon attente que la déconvenue qui en résulte, que je me résous, par le seul jeu de mes propres forces, à y porter remède…
Ainsi, la conscience de naître à la vie d'écrivain ne sera pas venue d'un livre qui aurait constitué à la fois une référence et une révélation, que je me serais ensuite employé à reproduire, mais de son absence même, considérée comme irrémédiable."
(Extrait)
Articles de presse
Pages en construction
"La logique narrative de ce récit autobiographique relève de l'inventaire : en huit jours et huit objets minutieusement décrits, de la valise toute cabossée à la blouse grise, en passant par le porte-plume à l'ancienne, l'auteur ressuscite ce qu'il nomme lui-même ses "années mortes". Un long apprentissage de la solitude et de la douleur morale, exagérée bien sûr par la fragilité de l'enfance, qui prend la forme d'un séjour en pension chez les Pères. Punitions physiques, ambiance confinée, premiers émois, paysage imprécis et cotonneux de l'ennui, jalousies et mensonges, cruautés des camarades. L'air est connu, mais Alain Nadaud transcende la banalité de l'expérience par le recours de l'enfant à l'écriture. L'écriture, jusqu'aux dictées infligées, le sauve, en même temps que l'imaginaire où il se complait, qui le protège du réel trop médiocre et décevant."
Éditions Grasset
Alain Nadaud, par-delà les "années mortes"
"Depuis peu, l'on célèbre - reality shows inclus - la bonne vieille école en blouse grise et le maître inaccessible, deus ex machina du tableau noir. De sa décennie passée dans un internat de Frères, à la jonction des années 1950-1960, l'écrivain Alain Nadaud (né en 1948) parle, pour sa part, comme de ses Années mortes. Vaste bâtiment sévère, jardin rudement taillé, cours bétonnées, longs dortoirs spartiates, repas en silence, emploi du temps réglé pour n'en pas laisser. Voilà pour le cadre.
Les Années mortes n'est toutefois pas un livre de souvenirs, mais le récit d'une naissance à l'écriture et à la lecture. Quand on a reçu le même prénom que son frère inconnu, mort prématurément, tracer sur les copies ce prénom qui n'est pas tout à fait le sien, c'est découvrir sa propre « identité incertaine », comme Ulysse ou comme l'« homme sans qualités » de Musil. Être puni par la rédaction de mille lignes à copier et compiler, c'est découvrir le texte infini. Choisir un livre dans la bibliothèque, sans avoir le temps (ni le droit) de le feuilleter auparavant, c'est rêver du livre absolu, du chef-d'oeuvre introuvable.
Cette décennie en pension, Alain Nadaud la raconte en huit « jours » - de l'arrivée, enfant, jusqu'à la sortie, adolescent. Il le fait avec ce style net, présent-absent, dont l'ordre et la clarté trahissent d'autant plus l'émotion. Chaque « jour » est précédé d'une fiche d'« inventaire » où l'écolier décrit successivement sa valise, son porte-plume, sa blouse grise... Autant de poèmes en prose nés de l'attention qu'un enfant seul porte au peu d'objets qui sont les siens. (...)"
Jean-Maurice De Montremy, La Croix (Mars 2005)
"On pourrait multiplier les exemples précis qui montrent le jaillissements, d’une manière cyclique, de ce sentiment de messianisme qui habite l’humanité à un moment de son parcours, cette aspiration à un âge d’or vers lequel toute civilisation, emprisonnée dans les âges d’airain ou de fer, regarde et dont l’enfant dans son innocence et sa lucidité est le symbole tutélaire. C’est un beau livre que ces Années mortes où l’écriture ample et sonore ne laisse pas de nous enchanter. Et ici encore, comme dans ses précédents romans, sous la gravité du propos, surgit parfois un regard amusé dont le héros fait souvent les frais et le lecteur ses délices."
Fathi Chargui, http://fathichargui.unblog.fr/ (Octobre 2012)
Architexture
(Ce livre a commencé à être écrit en 1990. Par une succession de coïncidences malheureuses, les droits en ont été acquis successivement par le Seuil, Quai Voltaire, puis par Grasset, mais le livre ne sera publié qu'en 2004.)

Aquarelle de Daniel Nadaud
Cette quête des origines de l'écriture alphabétique à travers l'histoire, telle qu'on a pu la lire dans "Le Livre des malédictions", est cependant indissociable d'une remontée jusqu'aux limites de ce que l'on peut en percevoir par soi-même, à travers sa propre enfance. C'est d'ailleurs ce qu'avait déjà amorcé "L'Armoire de bibliothèque", qui sera réintégré comme l'un des chapitres des "Années mortes". Un autre passage pointe ce qui a pu générer ou conditionner le processus d'écriture : la hantise du frère mort, dont je porte le même prénom – ce qui me conduit à devoir déchiffrer mon propre nom sur la tombe d'un "autre" -, et donc à réfléchir sur le double absent et le statut de l'enfant de remplacement. Cet épisode confirme le soupçon que j'avais, à savoir que j'étais bien "écrit avant que d'être".
En partie s'explique le ressentiment du mauvais fils qui, ontologiquement, sait qu'il ne sera jamais, par rapport à l'absent, à la hauteur des espoirs qu'on a mis en lui et qui n'aura d'autre issue que de s'en prendre aux processus de sublimation de la figure maternelle (thème déjà abordé dans "La Mémoire d'Erostrate"). Ainsi s'articule l'épisode du déni de la Fête des mères, dont je m'étonne moi-même, après coup, de voir à quel point il induit, dans le chapitre suivant intitulé "Mille lignes", ce rapport halluciné à la graphie. D'autres notations autobiographiques, en amorce, en complément ou en décalage par rapport à "Une aventure sentimentale", traitent du séjour en pension, de l'éveil de la sexualité, du surgissement individuel et collectif de la révolte contre le monde tel qu'il est, signes annonciateurs de Mai 68.

Bibliographie

Les années mortes
(autobiographie)
Alain Nadaud
2004